Chapitre 19

 

 

Il était 23 heures. Cat la tueuse de vampire était partie à la chasse, avec pour seules armes un soutien-gorge pigeonnant, des cheveux ondulés et une robe courte. Ce n’était pas un boulot très agréable, mais je comptais le mener à son terme. Allez, les suceurs de sang, venez tous ! Le bar est ouvert !

Hennessey cherchait constamment à renouveler son stock. Après dix jours passés à espionner son Maître, Francesca nous l’avait confirmé. Ce n’était pas un scoop, nous avions déjà été mis au courant par Lola et Charlie, mais ce qu’elle avait dit lors de son dernier coup de téléphone clandestin avait mobilisé notre attention. Elle avait entendu l’un des hommes d’Hennessey parler d’un associé humain inconnu qu’il avait appelé « Votre Honneur ». Peut-être s’agissait-il simplement d’un surnom, mais compte tenu des rapports de police qui avaient mystérieusement disparu et de la nouvelle méthode mise en oeuvre par Hennessey pour empêcher les enquêteurs d’avoir vent des disparitions, Bones était d’un avis contraire. Il pensait que l’homme en question était un juge et qu’il exerçait peut-être à Columbus, où la plupart des cas de disparitions de preuves avaient été enregistrés. Nous travaillions sur cette hypothèse sans toutefois négliger la seconde. Pour attraper quelqu’un qui ne veut pas être pris, il faut un appât. Un appât suffisamment tentant pour que Switch, dont nous ignorions toujours l’identité, ou Hennessey lui-même mordent à l’hameçon. C’était là que j’entrais en scène. Pendant la journée, je suivais mes cours à la fac, mais la nuit venue je faisais la tournée des bars et des boîtes les plus sordides que nous pouvions trouver. Pas de doute, c’était vraiment un sale boulot !

— Catherine ? Mon Dieu, Catherine, c’est bien toi ?

Je n’en croyais pas mes oreilles ! À part ma mère et mes grands-parents, personne ne m’appelait par mon prénom complet, et aucun membre de ma famille ne pouvait se trouver là. Pourtant, cette voix m’était vaguement familière.

Je pivotai sur ma chaise, et je lâchai aussitôt le verre que je tenais à la main. Cela faisait six ans, mais il me suffît d’un seul coup d’oeil pour le reconnaître.

Danny Milton se tenait devant moi, bouche bée devant ma robe moulante argentée et mes bottes qui montaient jusqu’aux genoux. En voyant ses yeux descendre sur mon décolleté avant de remonter jusqu’à mon visage, je fus envahie d’une colère noire, parfaitement assortie aux gants que je portais.

— Waouh, Catherine, tu es... waouh !

Soit mon apparence l’empêchait réellement de trouver ses mots, soit il n’avait pas été très attentif pendant les cours d’expression orale à l’école. Je plissai les yeux et j’étudiai les options qui se présentaient à moi. Un : lui planter un pieu dans le coeur. Très tentant, mais inacceptable sur le plan moral. Deux : faire semblant de ne pas le voir en espérant qu’il s’en irait. Faisable, mais trop facile. Trois : commander un autre verre et le lui balancer dans la figure tout en le remerciant pour les bons souvenirs qu’il m’avait laissés. Légitime, mais trop tapageur. Je n’avais pas envie d’attirer l’attention sur moi ni de me faire éjecter du bar. Il ne me restait donc que l’option numéro deux. Zut, c’était la moins satisfaisante du lot.

Je lui lançai un regard aussi méprisant que possible et lui tournai le dos, en espérant qu’il comprenne le message.

Raté.

— Hé, tu te souviens forcément de moi ! On s’est rencontrés sur une route, tu m’avais aidé à changer ma roue. Et tu n’as pas pu oublier que je suis le premier avec qui tu as...

— Ferme-la, pauvre crétin !

Après tout ce temps, il avait le culot de crier à la cantonade qu’il avait été mon premier amant ? L’option numéro un était peut-être la meilleure des trois, après tout.

— Tu vois bien que tu te rappelles de moi, continua-t-il. (Visiblement, s’entendre traiter de pauvre crétin ne l’avait pas perturbé.) Ça alors, ça doit bien faire... quoi, six ans ? Plus ? J’ai failli ne pas te reconnaître. Tu ne ressemblais pas à ça à l’époque. Je veux dire, tu étais très mignonne, mais tu faisais plutôt bébé. Aujourd’hui, par contre, on voit que tu es devenue une femme !

Lui, en revanche, n’avait pas beaucoup changé. Il avait à peu près la même coupe de cheveux, il était toujours châtain clair, et ses yeux étaient du même bleu que dans mes souvenirs. Il avait peut-être un peu épaissi au niveau de la taille, ou alors l’amertume déformait ma vision. Pour moi, il ressemblait désormais à tous les autres. Il n’était qu’un type de plus qui essayait de m’abuser. Dommage que ce ne soit pas une raison suffisante pour le tuer.

— Danny, pour ton bien, tu ferais mieux de t’en aller.

Bones était dans les parages, même si je ne le voyais pas, mais s’il me regardait et qu’il découvrait qui j’avais en face de moi, je savais qu’il n’aurait aucun scrupule à faire un sort à Danny.

— Mais pourquoi ? On devrait rattraper le temps perdu. Après tout, ça fait longtemps.

Sans y être invité, il s’assit à la place que mon voisin venait de libérer.

— Il n’y a rien à rattraper. T’es venu, t’as vu, t’as vaincu, t’es parti. Fin de l’histoire.

Je lui tournai une nouvelle fois le dos, surprise par la douleur que je ressentais encore. Certaines blessures ne se refermaient jamais complètement, même avec le temps et l’expérience.

— Oh, allez, Catherine, ça ne s’est pas vraiment passé comme ça...

— Tiens tiens, mais qu’avons-nous là ?

Bones se matérialisa derrière Danny, un sourire très malveillant sur les lèvres.

— Monsieur allait justement s’en aller, dis-je sèchement en priant pour que Danny fasse preuve de jugeote et déguerpisse avant que Bones découvre son identité.

Si ce n’était déjà fait. L’expression sur son visage lui donnait un air de prédateur particulièrement féroce.

— Pas encore, Chaton, nous n’avons pas été présentés.

Mauvaise idée, très mauvaise idée, pensais-je.

— Je m’appelle Bones, et vous êtes...

— Danny Milton. Je suis un vieil ami de Catherine. Sans se douter de rien, Danny serra la main que lui tendait Bones. Ce dernier la saisit et ne la lâcha plus.

— Hé, je ne veux pas d’ennuis, je disais juste bonjour à Catherine et... aaaghhhh.

— Ne dis plus un mot.

Bones avait parlé d’une voix si basse qu’elle en était presque inaudible. Derrière ses cils, ses yeux brillaient d’une lueur verte, et une grande puissance émanait de lui. Il resserra encore l’étau de sa main, et j’entendis littéralement les os de Danny se briser.

— Arrête, soufflai-je en me levant et en posant ma main sur son épaule.

Il était parfaitement immobile, seuls ses doigts continuaient à se contracter. Des larmes commencèrent à couler le long des joues de Danny qui restait silencieux et impuissant sous l’emprise du regard vert.

— Ça ne vaut pas le coup. Tu ne pourras pas changer le passé.

— Il t’a fait du mal, Chaton, répondit Bones en regardant Danny sans la moindre pitié. Et je vais le tuer pour ça.

— Je t’en prie, non. (Je savais que ce n’était pas juste une façon de parler.) Tout ça, c’est de l’histoire ancienne. S’il ne m’avait pas traitée comme il l’a fait, je n’aurais pas essayé de tuer mon premier vampire, ce qui veut dire que je ne t’aurais jamais rencontré. Les choses n’arrivent jamais totalement par hasard, tu ne crois pas ?

Il ne relâcha pas sa prise mais tourna les yeux vers moi.

Je lui caressai le visage.

— S’il te plaît. Lâche-le.

Bones obéit. Danny tomba à genoux et vomit presque instantanément. Du sang coulait de sa main, là où les os brisés avaient transpercé la peau. Je baissai les yeux sur lui et ne ressentis qu’une vague compassion. Il s’était passé beaucoup de choses depuis notre petite aventure.

— Barman, on dirait qu’il va avoir besoin d’un taxi, dit laconiquement Bones à l’homme derrière le comptoir, qui n’avait rien remarqué. Cet abruti ne tient pas l’alcool.

Il se baissa comme pour aider Danny à se relever, et je l’entendis lui parler d’une voix absolument terrifiante.

— Dis un mot de plus et cette fois ce sont tes couilles que je réduirai en bouillie. C’est ton jour de chance, mon pote. Tu ferais bien de remercier ta bonne étoile, car sans l’intervention de Cat, je t’aurais fait passer quelques moments inoubliables avant de t’envoyer dans l’autre monde.

Tandis que Danny continuait à sangloter en tenant sa main serrée contre sa poitrine, Bones m’entraîna à grands pas vers la porte après avoir jeté cinquante dollars au barman, soit bien plus que le prix de mes consommations.

— On ferait mieux d’y aller, ma puce. On retentera notre chance une autre fois. On s’est un peu trop fait remarquer ce soir.

— Je t’avais dit de laisser tomber. (Je le suivis jusqu’au pick-up et démarrai en trombe dès que nous fûmes installés.) Franchement, Bones, ce n’était vraiment pas nécessaire.

— J’ai vu ton visage quand il ta parlé. Tu es devenue blanche comme un linge. Je me doutais que c’était lui, et je sais tout le mal qu’il t’a fait.

Il parlait doucement, mais ses paroles portaient davantage que s’il avait hurlé.

— Mais à quoi ça a servi de lui broyer la main ? On ne pourra pas savoir si Hennessey ou Switch viendront ce soir. Et si l’un des deux se pointe et enlève une fille ? Danny ne valait pas la vie d’une femme, même s’il a profité de moi et qu’il m’a larguée juste après !

— Chaton, je t’aime. Tu n’as pas la moindre idée de ce que tu représentes à mes yeux.

Sa voix était de nouveau basse, mais cette fois-ci elle vibrait d’émotion. Trop confuse pour conduire et parler en même temps, je me garai sur le bas-côté et me tournai vers lui.

— Bones, je... je ne peux pas te dire la même chose, mais je veux que tu saches que tu es la première personne qui compte autant pour moi. Ça ne m’était jamais arrivé avant. C’est quand même quelque chose, non ?

Il se pencha et prit ma tête entre ses mains. Ces mêmes doigts qui venaient de broyer les os de Danny glissaient délicatement le long de ma mâchoire comme si elle était aussi fragile que du cristal.

— Oui, c’est quelque chose, mais j’attends toujours que tu me dises ce que je veux entendre. Tu sais que ce soir, c’était la première fois que j’entendais quelqu’un t’appeler par ton vrai prénom ?

— Ce n’est plus mon vrai prénom.

Je le pensais sincèrement. Mon côté vampire, sans doute.

— Quel est ton nom complet ? Je le connais déjà, mais je voudrais t’entendre le dire.

— Catherine Kathleen Crawfield. Mais tu peux m’appeler Cat, dis-je en souriant, car il n’avait jamais utilisé qu’un seul nom pour s’adresser à moi.

— Je crois que je vais en rester à Chaton. (Il me rendit mon sourire et la tension retomba.) C’est à ça que tu m’as fait penser quand on s’est rencontrés. À un petit chaton courageux, furieux et indocile. Et qui peut aussi être d’humeur câline, de temps en temps.

— Bones, je sais que tu n’avais pas envie de battre en retraite tout à l’heure, au bar, et je suis sûre que tu considères Danny comme un cadavre en sursis. Mais je ne veux pas avoir sa mort sur la conscience. Promets-moi que tu ne le tueras pas.

Il me regarda, étonné.

— Ne me dis pas que tu as toujours des sentiments pour ce crétin !

Visiblement, nous avions encore des choses à éclaircir quant aux gens qu’il convenait ou pas de tuer.

— Des sentiments pour lui ? Ça pour en avoir, j’en ai. Crois-moi, j’aimerais bien l’étriper de mes propres mains. Mais ce ne serait pas bien. Alors ?

— Très bien. Je te le promets.

Il avait cédé trop facilement. Je fronçai les sourcils.

— Tu dois également me promettre de ne pas le mutiler, de ne pas le démembrer, de ne pas l’aveugler, de ne pas le torturer, et de ne lui infliger aucune blessure. Et tu ne demanderas à personne d’autre de le faire pour toi.

— Bon sang, ce n’est pas juste ! protesta-t-il.

J’avais bien fait de ne pas me contenter de sa première promesse.

— Jure-le !

Il poussa un gémissement exaspéré.

— D’accord, tu as gagné. Je t’ai visiblement un peu trop bien appris à ne rien laisser au hasard !

— Tout juste... Dis-moi, que veux-tu faire maintenant qu’on ne peut plus retourner au bar ?

Il passa un doigt sur mes lèvres.

— C’est toi qui décides.

Un éclair de malice me traversa l’esprit. Ces derniers temps, avec toutes les recherches que nous avions effectuées, épluchant les dossiers sur les disparitions, les rapports d’autopsie, et notre traque permanente d’un réseau de tueurs en série, nous n’avions pas vraiment eu le temps de nous amuser. Je remis le moteur en marche et je repris l’autoroute en direction du sud. Une heure plus tard, j’engageai le pick-up sur une route gravillonnée.

Bones me lança un sourire oblique.

— Tiens tiens, on fait un petit pèlerinage ?

— Je vois que tu te souviens de cet endroit.

— J’aurais du mal à l’oublier, grogna-t-il. C’est ici que tu as essayé de me tuer. Tu étais si nerveuse que tu n’arrêtais pas de rougir. C’était la première fois que je me trouvais face à un adversaire aussi rouge qu’une tomate.

Je me garai au bord du lac et détachai ma ceinture de sécurité.

— Ce soir-là, tu m’as mise KO. Tu veux réessayer ?

— Tu as envie que je te frappe ? Bon Dieu, tu aimes quand ça secoue, toi.

— Essayons plutôt l’autre option. Peut-être que tu obtiendras de meilleurs résultats que la dernière fois. Alors, on s’envoie en l’air ?

Je réussis à ne pas rire, mais mes lèvres tremblaient. Une lueur apparut dans ses yeux, annonciatrice d’une flamme verte.

— Tu as toujours tes pieux sur toi ? Aurais-tu l’intention de m’envoyer au septième ciel en pièces détachées ? dit Bones en ôtant sa veste, pas alarmé pour un sou.

— Embrasse-moi si tu veux le savoir.

Il bougea avec la rapidité de l’éclair. Je l’avais vu faire des centaines de fois, mais la vitesse de ses mouvements continuait à me surprendre. Bones m’attira à lui, me fit basculer la tête en arrière et colla ses lèvres contre les miennes avant que j’aie eu le temps de cligner des yeux.

— On est un peu à l’étroit, là-dedans, murmura-t-il au bout d’une longue minute. Tu veux qu’on sorte pour avoir plus de place ?

— Oh non. J’adore faire ça en voiture.

Il rit en m’entendant reprendre ses mots exacts. Ses yeux luisaient d’un vert émeraude et, lorsqu’il sourit, ses lèvres laissèrent apparaître ses crocs.

— Voyons ça.

 

Au bout de deux semaines de recherches infructueuses, nous n’avions toujours pas trouvé la moindre trace d’Hennessey ou de Switch. J’avais écumé tous les bars miteux dans un rayon de quatre-vingts kilomètres autour de Columbus, mais sans résultat. Bones me rappela que cela faisait près de onze ans qu’il traquait Hennessey. Le temps lui avait appris la patience. Moi, du haut de mes vingt-deux ans, je ne savais que m’énerver face au manque de résultats.

Nous étions chez moi, et nous attendions le livreur de pizzas. C’était dimanche soir et nous ne devions donc pas sortir ce jour-là. J’avais seulement l’intention de me détendre, puis de me mettre à travailler pour mes cours. Même faire les courses avait été au-dessus de mes forces, c’est pourquoi j’avais opté pour une pizza livrée à domicile. J’ignorais ce que j’avais hérité de ma mère, mais en tout cas ce n’étaient pas ses talents de cordon-bleu.

Soudain on frappa à la porte. Je regardai l’horloge, étonnée. Cela faisait seulement un quart d’heure que j’avais passé ma commande. C’était du rapide !

Courtoisement, Bones fit mine de se lever, mais j’attrapai ma robe de chambre et l’arrêtai.

— Ne bouge pas. Tu ne vas même pas en manger, de toute façon.

Il esquissa un sourire. Il pouvait manger de la nourriture solide, je l’avais déjà vu le faire, mais il n’y prenait aucun plaisir. Il m’avait dit une fois qu’il le faisait surtout pour ne pas se faire remarquer en société.

J’ouvris la porte, puis je la refermai brutalement en poussant un cri.

— Oh mon Dieu !

Bones se leva en un éclair, toujours nu mais armé d’un couteau à la main. Je criai de nouveau en le voyant ainsi dévêtu tandis qu’on tambourinait furieusement à la porte.

— Catherine, qu’est-ce qui se passe ? Ouvre la porte !

J’étais complètement paniquée.

— C’est ma mère, murmurai-je, comme si Bones ne l’avait pas déjà compris. Merde, il faut que tu te caches ! (Je le poussai littéralement dans la chambre tout en hurlant :) Je... j’arrive, je m’habille !

Il céda, mais sans se laisser aller comme moi à l’hystérie.

— Chaton, tu ne lui as toujours rien dit ? Mais qu’est-ce que tu attends pour le faire ?

— Le retour du Messie ! dis-je sur un ton brusque. Et le plus tôt sera le mieux ! Là, entre dans le placard !

Les coups sur la porte se faisaient plus insistants.

— Pourquoi es-tu si longue à m’ouvrir ?

— J’arrive ! criai-je. (Puis à l’intention de Bones, qui me regardait d’un air très sombre :) On en parlera plus tard. Reste là-dedans et ne fais pas de bruit. Je vais essayer de me débarrasser d’elle le plus vite possible.

Sans attendre sa réponse, je claquai la porte du placard et ramassai ses habits et ses chaussures en hâte pour les jeter sous le lit. Avait-il laissé ses clés sur le comptoir ? Qu’est-ce qu’elle pourrait encore voir d’autre ?

— Catherine !

Cette fois-ci, elle avait donné un coup de pied dans la porte en criant mon nom.

— J’arrive !

Je courus jusqu’à l’entrée et lui ouvris avec un grand sourire hypocrite.

— Maman, quelle surprise !

Elle entra sans me jeter un regard, visiblement très énervée.

— Je passe te dire bonjour et tu me claques la porte au nez ? Mais que t’arrive-t-il ?

Je me creusai les méninges pour trouver une excuse.

— Une terrible migraine ! dis-je d’une voix triomphante avant de baisser d’un ton et de prendre un air malade. Maman, je suis contente de te voir, mais ce n’est pas le moment.

Elle regardait mon appartement, ébahie. Aïe aïe aïe. Comment lui expliquer ça ?

— Regarde-moi tout ça, dit-elle en montrant du doigt tout ce qui avait changé depuis sa dernière visite. Catherine, comment as-tu fait pour te payer ces meubles ?

La première fois qu’il était venu chez moi, Bones avait déclaré qu’il allait tuer mon propriétaire pour avoir osé me demander un loyer. Il ne l’avait pas fait, mais, au son de sa voix, je m’étais dit qu’il ne plaisantait qu’à moitié. En revanche, il avait aménagé mon appartement du sol au plafond. Il m’avait acheté un canapé, en me faisant remarquer que c’était plus confortable que le plancher pour s’asseoir, une télé, pour que je puisse regarder les infos à la recherche de pistes éventuelles, un ordinateur, pour les mêmes raisons, différentes tables basses – à ce stade, j’avais renoncé à protester.

— Avec des cartes de crédit, dis-je spontanément. Les banques en donnent à n’importe qui.

Elle fronça les sourcils d’un air désapprobateur.

— Ça va te causer des ennuis.

J’eus du mal à me retenir de rire devant l’absurdité de la situation. Si elle connaissait la véritable provenance de mon mobilier, les dangers du surendettement lui paraîtraient bien peu de choses en comparaison !

— Maman, je suis contente de te voir, mais...

En la voyant regarder ma chambre d’un air choqué, j’eus soudain un frisson. Bones était-il sorti du placard malgré ce que je lui avais dit ? J’avais peur de me retourner pour en avoir le coeur net.

— Catherine... le... lit est neuf, lui aussi ? Je faillis m’évanouir de soulagement.

— Il était en soldes.

Elle s’approcha de moi et posa sa main sur mon front.

— Tu ne sembles pas avoir de fièvre.

— Fais-moi un peu confiance, dis-je avec la plus grande sincérité. Je me sens vraiment nauséeuse.

— Bon. (Elle parcourut l’appartement du regard une nouvelle fois, les sourcils toujours froncés, puis elle haussa les épaules.) La prochaine fois, je t’appellerai. Je m’étais dit qu’on pourrait aller manger quelque part, mais... oh, veux-tu que j’aille t’acheter quelque chose ?

— Non ! (J’avais répondu trop vivement. Je radoucis mon ton.) Enfin, je veux dire, merci quand même, mais je n’ai pas faim. Je t’appellerai demain.

Sur ces mots, je la poussai gentiment vers la porte – je n’avais pas pris tant de gants avec Bones. Elle me regarda en soupirant.

— Cette migraine te fait réagir bizarrement, Catherine.

Après avoir refermé la porte derrière elle, j’appuyai mon oreille contre le montant pour m’assurer qu’elle était vraiment partie. Fidèle à mes tendances paranoïaques, je n’étais pas loin de croire qu’elle avait fait semblant de s’en aller et qu’elle attendait dans le couloir, prête à revenir me surprendre avec mon amant mort-vivant.

Je me retournai en entendant un bruit. Bones se tenait dans l’embrasure de la porte de la chambre ; il était habillé. Je réussis à rire, mais mon rire sonnait faux.

— Ouf, on a eu chaud.

Il me regardait fixement. Ses yeux n’exprimaient plus aucune colère, et c’était peut-être pour ça que je me sentais si mal à l’aise. J’aurais pu faire face à la colère.

— Je ne supporte pas de te voir faire ça.

Je le regardai avec prudence.

— Faire quoi ?

— Continuer à te punir pour les péchés commis par ton père, répondit-il d’une voix ferme. Tu vas t’infliger ce châtiment encore longtemps ? Combien de vampires faudra-t-il que tu tues avant que toi et ta mère soyez quittes ? Tu es l’une des personnes les plus courageuses que j’aie jamais rencontrées, et pourtant tu as une peur bleue de ta mère. Ne le vois-tu donc pas ? Ce n’est pas moi que tu caches dans un placard – c’est toi-même.

— C’est facile pour toi de dire ça, ta mère est morte ! (Je m’assis sur le canapé, fâchée.) Tu n’as plus à t’inquiéter de ce qu’elle pourrait dire en apprenant avec qui tu couches, tu n’as pas à avoir peur de ne plus jamais la revoir si tu lui dis la vérité ! Qu’est-ce que je suis censée faire ? Risquer de perdre la seule personne qui a toujours été là pour moi ? Au premier regard qu’elle jettera sur toi, tout ce qu’elle verra, ce sont tes crocs. Elle ne me le pardonnera jamais, est-ce si difficile à comprendre ?

Ma voix se brisa sur ces derniers mots et j’enfouis mon visage entre mes mains. Génial. Maintenant, je ne faisais plus semblant. J’avais vraiment la migraine.

— C’est vrai, ma mère est morte. Je ne saurai jamais ce qu’elle aurait pensé de l’homme que je suis devenu. Aurait-elle été fière ? Ou m’aurait-elle rejeté à cause des choix que j’ai faits ? Mais il y a quand même une chose dont je suis sûr. Si elle était encore en vie, je lui montrerais ce que je suis. Sans rien lui cacher. Par respect pour elle comme pour moi. Mais ce n’est pas de moi qu’il s’agit. Écoute, ce n’est pas que je meure d’envie de rencontrer ta mère. Mais, tôt ou tard, tu devras assumer tes choix. Tu ne peux pas chasser le vampire qui est en toi, et tu devrais arrêter de te crucifier à cause de ça. Il faut que tu décides qui tu es et ce que tu veux, et ne pas t’en excuser. Ni auprès de moi, ni auprès de ta mère, ni auprès de quiconque.

Avant que je me rende compte de ce qu’il faisait, il était à la porte.

— Tu t’en vas ? Tu... tu me quittes ?

Bones se retourna.

— Non, Chaton. Simplement, je pense que tu as besoin d’être seule pour réfléchir à tout ça.

— Mais... et pour Hennessey ?

À présent c’était Hennessey qui me servait d’excuse.

— Francesca n’a toujours rien de concret, et nos recherches n’ont rien donné. Autant laisser les choses mijoter un peu. Je t’appelle si j’apprends quelque chose. Promis. (Il me regarda longuement avant d’ouvrir la porte.) Au revoir.

J’entendis la porte se fermer, mais mon esprit était déconnecté. Je restai assise à la regarder pendant vingt minutes, puis, comme par magie, quelqu’un frappa.

Je bondis sur mes pieds, soulagée.

— Bones !

Manqué. C’était un jeune homme en tenue de livreur.

— Votre pizza, dit-il avec un enthousiasme mécanique. Ça fera dix-sept dollars cinquante.

Hébétée, je lui tendis un billet de vingt dollars en lui disant de garder la monnaie, puis je refermai la porte et me mis à pleurer.

Au Bord de la Tombe
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